Blues vs Crusaders vécu depuis les tribunes de l’Eden Park
En vacances en Nouvelle-Zélande et fraîchement débarqué à Auckland, je ne pouvais pas manquer le crunch local dans le stade mythique de l’Eden Park, les Blues face aux Crusaders, l’île du Nord contre celle du Sud. Chaque année, ce match divise tout un pays ; voici comment je l’ai vécu cette fois-ci.
En route vers l’Eden Park
Spectateur privilégié, j’assiste à ce match au sommet en compagnie de Will, un Aucklander pur souche, supporter invétéré des Blues, rencontré la veille à l’occasion d’une réunion de famille (ma petite amie étant néo-zélandaise).
Je rejoins Will chez lui à Mont Eden, une heure avant le coup d’envoi. « Le loyer n’est pas donné, mais vivre ici, ça présente des avantages non négligeables, m’explique-t-il. Le quartier est tranquille, le centre-ville n’est pas très loin, et surtout, je peux me rendre à pieds au stade ». Il finit son repas – un bol de nouilles sautées au poulet – devant l’émission Total Rugby, diffusé sur SkySport 1. Passionné de rugby, il suit avec intérêt tout ce qui touche de près ou de loin à l’actualité du rugby.
On refait la Coupe du monde 2011. « Ah !…, me dit-il sur le chemin de l’Eden Park, sur un ton mêlant allègrement l’admiration et la stupéfaction, You, the French team… you are so bizarre ».
Effectivement, Will. Bizarre, le XV tricolore – on n’aura jamais les mots pour expliquer ses performances, bonnes au mauvaises.
Mais ce qui intéresse Will, ce sont les Blues. « Tu vois, tous ces gens, avance-t-il en pointant du doigt la flopée de supporters qui se dirigent gaiement vers l’antre divine du rugby mondial tout en agitant fièrement un drapeau bleu, ils viennent car il y a de l’espoir. C’est comme ça au début de chaque saison à Auckland, et puis les défaites s’enchaînent et les gens se lassent. Cette année, c’est particulier, car le recrutement a été de qualité – les attentes sont très élevées ».
On pénètre dans l’antre divine.
« On est placé dans quelle tribune, Will ?
– En General Admission
– C’est à dire ?
– Ben, tu t’assois où tu veux ».
C’est tellement simple, le rugby en Nouvelle-Zélande.
« Hé, mais attends !, me crie Will alors que je m’avance vers un escalier. Il faut d’abord prendre à boire avant de s’assoir ! ».
Certes, le rugby, c’est simple, mais il y a des règles à respecter – cela coule de source.
Prendre à boire à l’Eden Park, cela consiste à se rendre dans une mini-supérette nichée sous les gradins. Au rayon boisson : bières (Speight’s) ou vin blanc (Chardonnay du Marlbourough). Et pour se remplir la panse, il n’y a guère le choix, mais les frites font très bien l’affaire.
Pack sous le bras et barquette de frites en main, on sélectionne des places offrant le meilleur champ de vision possible pour ce prix-là, un prix qui donne même le droit d’assiter à une performance live de Hollie Smith, une excellente chanteuse néo-zélandaise invitée pour cet avant-match.
Impression de déjà-vu
Présentation des équipes. C’est Richie McCaw, pourtant chef de file avec Kieran Read de l’escouade adverse, qui triomphe lors de l’applaudimètre. A propos de « l’ennemi », on note sur le banc la présence de l’indéboulonnable arrière All Black Israel Dagg. « Il a trop donné ces dernières années, me souffle Will. Son talent n’est pas remis en cause, mais il n’a tout simplement plus assez de jus pour évoluer à son niveau réel ».
L’excitation est palpable, l’arbitre s’apprête à donner le coup d’envoi. Mon ami Kiwi nuance ses propos concernant la motivation des admirateurs des Blues : « en fait, beaucoup de supporters sont là pour voir Benji (Benji Marshall, superstar treiziste qui s’est engagé avec les Blues à l’inter-saison, nda). S’il ne joue pas ce soir, ils seront déçus – pas sûrs qu’ils reviennent ».
Les Blues de John Kirwan attaquent cette rencontre pied au plancher. Les Crusaders sont sur le reculoir mais ne concèdent aucun point. Le jeune ouvreur Simon Hickey, 20 ans tout juste, semble très à l’aise dans le jeu courant. Ses prises de balles sont tranchantes ; sa gestuelle irréprochable. Peut-être obnibulé par la vivacité et l’enthousiasme de ce jeune joueur, je perçois en ce numéro 10 un talent rare, chose que je signale à mon compère néo-zélandais. « Il montre des signes encourageants », ajuste ce dernier, particulièrement prudent après avoir vu tant de carrières avortées dans la Baie d’Auckland au cours de sa vie de supporter.
Les Blues font le jeu, mais les Crusaders scorent. Impression de déjà-vu – le scénario semble écrit à l’avance. Les coéquipiers de Kieran Read, réalistes, prennent les devants 17 à 3. Symbole du savoir-faire des Sudistes : le vieux Cory Flynn, en position d’ailier, trompe la défense des Blues d’une surprenante feinte de passe pour inscrire un essai de 40 mètres en solitaire. Will, qui en termine avec sa première bière, semble dépité. « Quand le talonneur d’en face se joue de ta défense comme ça, tu sais que la saison va être longue… ». Un Will dépité mais beau joueur : il applaudit l’essai de Flynn, tout comme une bonne partie de l’Eden Park. On a beau détester les Crusaders, le rugby reste un jeu, le plus beau de tous les jeux. En Nouvelle-Zélande, on apprécie cela à sa juste valeur, quel que soit le degré de rivalité entre deux équipes.
Le coup de massue est donné à la 30e : l’arrière Colin Slade se faufile entre plusieurs défenseurs particulièrement passifs sur le coup pour inscrire un essai entre les poteaux. Will soupire, torture sa barquette à présent vide puis reconnaît, entre deux gorgées de bière, la supériorité de l’adversaire. « En face, ce sont les Crusaders. Quand ils jouent comme ça, il n’y a pas grand chose à faire…« .
3-17 donc, après une demi-heure. Balade des Cantabrians dans l’île du Nord ? Les ailiers des Blues en ont décidé autrement. Coup sur coup (33e et 35e), Frank Halai puis Tevita Li y vont de leur essai. Deux instants de pur magie, qui nous ramènent dix ans en arrière, à l’époque où les ailiers volants Joe Rokocoko et Rupeni Caucaunibuca enflammaient l’Eden Park avec leurs actions inouïes.
D’abord, Halai. Le géant n°14 des Blues profite d’un service impeccable de Peter Saili pour faire parler sa pointe de vitesse et son sens de l’esquive – même McCaw ne peut saisir le sensationnel trois-quarts aile local. Ensuite, Li. Dès le renvoi suivant, un autre grand espoir, le seconde-ligne Patrick Tuipulotu, s’empare acrobatiquement du ballon dans les airs et transmet dans la foulée au jeune ailier âgé de 18 ans seulement. Doté d’appuis incroyables et d’une vitesse stupéfiante, Li se joue des deux derniers défenseurs – dont McCaw – pour inscrire le deuxième essai des siens en autant de minutes. 15-17, le match est totalement relancé ! Ce sera le score à la mi-temps.
Je sens que mon voisin jubile. Il se lève, applaudit à tout rompre et s’en va chercher un autre pack de bières.
Vent de fraîcheur sur la baie d’Auckland
Tandis que le premier acte s’est disputé dans des conditions climatiques quasi-parfaites, la deuxième mi-temps voit une nette dégradation ce celles-ci. La température baisse sensiblement ; une bruine fait son apparition. Que se passe-t-il ? « On est à Auckland », me rappelle Will en regagnant sa place. Ah oui, c’est vrai. Tout s’explique.
Tout s’explique, ou presque. Comment justifier le désarroi qui s’est emparé des Crusaders, pourtant menés par McCaw et Read, deux des joueurs les plus influents de leur génération ? Assaillis de toutes parts, la forteresse rouge-et-noir vacille et semble incapable de riposter. L’absence du général Dan Carter pèse, même si son remplaçant du jour, Tom Taylor, n’est pas né de la dernière pluie (international lui aussi).
L’euphorie des Blues sur le terrain se propage dans les travées de l’Eden Park. Une Ola est lancée et parvient même à faire plusieurs tours de stade. « Ça fait longtemps qu’on n’a plus vu ça ! », s’enthousiasme un Will qui est bien placé pour oser des comparaisons, lui qui suit de près la franchise d’Auckland depuis sa création en 1996.
Dans le camp des rouges, la confusion est totale, peu de temps après la reprise, Slade percute son coéquipier Reynald Lee-Lo et perd la balle. George Moala s’en empare et file à l’essai. Les Blues passent devant ! Trois minutes plus tard, Jackson Willison récupère dans l’en-but un petit coup de pied millémétré de Piri Weepu dans le dos de la défense. Le point de bonus est acquis ; le match a définitivement basculé en faveur des locaux. En douze minutes, ces derniers viennent d’infliger un 26-0 aux Crusaders !
La victoire se dessine clairement lorsque Hickey ajoute trois points supplémentaires au compteur sur une pénalité. Il reste moins de dix minutes à jouer, le score est de 32 à 17 en faveur des Blues. Je m’exclame alors « Quel match, on se régale ! ». Aucune réaction de Will. Je me tourne vers lui, il se ronge les ongles jusqu’au sang. « Tant que les Crusaders parviennent à garder le jeu structuré, ce match n’est pas fini…« .
Le colosse des Blues Steven Luatua écope d’un carton jaune, et cinq minutes plus tard, le centre des ‘Saders Ryan Crotty applatit entre les poteaux. Will a peut-être raison. 32-24, avec huit minutes sur l’horloge.
Finalement, les Blues s’imposent 35 à 24, après avoir sécurisé leur victoire grâce à une nouvelle pénalité de Hickey, auteur de 15 points pour son premier match. Will est étonné par la performance des siens. « Je viens tout juste de le réaliser : Benji n’est même pas entré en jeu ! ». Tout n’a pas été parfait, mais cette victoire fait évidemment du bien à cette équipe qui restait sur sept revers consécutifs.
Les supporters quittent l’arène dans la bonne humeur. Juste avant la sortie, ils jettent leur dernière bouteille de bière dans la poubelle de recyclage prévue à cet effet. Je repense au match. Certes, ce match était bizarre. Comme le disait Will, passer quatre essais en douze minutes à une équipe telles que les Crusaders, ça ne se reproduira pas de sitôt. Mais tout de même, cette nouvelle génération menée par les Piutau, Luatua, Moala, Li et autre Hickey fait plaisir à voir. Le vent de fraîcheur qui souffle sur Auckland est porteur des plus grands espoirs. Le début d’un nouveau cycle victorieux dans la Cité des Voiles ? C’est tout ce que l’on espère.