Menu

Matinée d'enfer à Bangkok

Bangkok est une mégalopole tentaculaire où le moindre faux-pas, le moindre écart de lucidité ne pardonne pas. D'ailleurs un matin, après avoir bu quelques bières de trop la veille, j'ai bien cru que la grande cité thaïlandaise m'avait englouti à tout jamais.

J’ouvre un oeil, où suis-je, puis le deuxième, un ours bleu m’observe, je me réveille, mais bon sang où suis-je ? 10 heures du mat’, je me lève. Il y a bel et bien des ours bleus de partout qui m’observent : des ours bleus sur la taie d’oreiller, des ours bleus sur la lampe de chevet, des ours bleus sur la tapisserie, des ours bleus sur les draps, des ours bleus sur le cendrier… Merde, il est 10 heures du mat’ et dans une heure on doit rendre la chambre à l’hôtel.

Je prends une douche vite fait, j’essaie d’ignorer les ours bleus sur le tapis de sol, sur le rideau et sur la serviette mais n’y parviens pas, j’ai une gueule de bois terrifiante et des ours bleus tout autour… je sens que je dois vite déguerpir. J’aimerais laisser un mot mais ne trouve ni feuille ni stylo. Tant pis, je claque la porte et me retrouve dans la rue.

Où suis-je ? Toujours pas la moindre idée. Pour ne rien arranger, je ne vois quasiment rien, ma vue est trouble car je n’ai pas pensé à ôter mes lentilles avant de m’endormir… Ah, si ! je me souviens, hier soir, enfin ce matin, on a fini à Sukhumvit… Je ne devrais pas être très loin de cet endroit-là… Mal de crâne monstrueux et chaleur étouffante… Bon, et ce putain d’hôtel, où est-il ? C’est mon deuxième jour à Bangkok ; je n’ai qu’un vague souvenir du quartier où l’on a atterri, Ricou et moi. Le plan, je ne l’ai même pas car je l’avais laissé à Ricou la veille - ou plutôt le matin même - en sortant de la boite. Inspection rapide de mes poches : j’y trouve 130 bahts (2,60 euros) et un paquet neuf de chewing gums (qu’est-ce que ça fout là ? je n’ai jamais aimé les chewing gums et ne m’en suis jamais acheté !). En revanche, ni téléphone, ni carte de crédit (j’ai dû laisser ces choses-là à l’hôtel). Tant pis.

Je descends la rue, jusqu’au moment où elle débouche sur une grande artère. J’hèle un taxi et monte dedans. Le chauffeur ne parle pas anglais. Il me demande de lui écrire l’endroit ou je veux aller. Mais il ne sait lire que les caractères thaïlandais. Il appelle une amie. Une fille qui comprend et parle apparemment plus ou moins bien l’anglais. Je lui dis “je veux qu’on me dépose à une station de métro”. Laquelle ? Un nom me revient, “Sukhumvit subway station” - après, je me débrouillerais bien.

Le taxi, à Bangkok, c’est l’enfer, surtout les lendemains de cuite. Bruit, chaleur, pollution, circulation. Je suis allongé sur la banquette arrière, j’ai envie de vomir. Je fais un effort pour pas crever, je me retiens, mais c’est trop long, je ne tiendrai jamais jusqu’à Sukhumvit… alors je demande au chauffeur de me lâcher à la station de Skytrain la plus proche, Chit Lom en l’occurrence. Forcément il ne comprend pas, mais je dis “stop, stop !” et il s’arrête. Je lui file 80 bahts, et merde il y a encore le Skytrain puis le métro à payer.

C’est à ce moment-là que je réalise que je crève de soif, et que je n’ai même pas assez d’argent pour m’acheter une bouteille d’eau… C’est également à ce moment là que je prends conscience de l’état de ma chemise, empestée par l’insupportable odeur du whisky de la veille… Et je suis à deux doigts de tout déglutir lorsque cette odeur se mêle aux effluves des égouts de Bangkok… Je prends sur moi et me traîne, non sans peine, jusqu’à la plateforme supérieure de la station de Skytrain ; j’en fais trois fois le tour pour comprendre comment cela fonctionne.

Enfin parvenu à Sukhumvit, je prends le métro, et merde, les coups de 11 heures ont déjà sonné. Huay Kwang. Le nom me dit quelque chose, j’en suis même sûr, c’est la station du quartier. Je descends là, j’ai le choix entre quatre sorties, j’en prends une au hasard, marche un moment, tourne en rond, pas moyen de me rappeler où se trouve l’hôtel… Les rues sont toutes les mêmes, bon sang la nôtre est pourtant si particulière, les trottoirs sont inégaux et défoncés, je me souviens qu’il y a tout le long des garages pour moto, des cyber-cafés et des coiffeurs, et juste avant l’hôtel, le Seven Eleven… Mais là, putain, toutes les rues sont identiques…

Je passe devant un poste de Police, demande à trois flics mon chemin. Evidemment, pas un ne parle anglais. Je laisse tomber. Il commence à pleuvoir des trombes ; plus personne dans les rues. J’ai de plus en plus soif, il me reste 4 bahts en poche, je m’arrête au Seven Eleven le plus proche, la petite bouteille d’eau est à 7 bahts - tant pis, ce sera pour une autre fois.

Je continue à déambuler, sans trop savoir si c’est déjà le dernier jour de ma vie… Oh ! Voilà un cyber-café ! J’entre, tous les écrans sont pris, je dis “je n’en ai pas pour longtemps”, personne ne capte mais ils comprennent tout de même, un gars me laisse sa place, je retrouve le site internet de l’hôtel K.T. Guest House. Je demande alors aux employés du cyber où se trouve ce fichu guest house, mais personne ne comprend, je reformule, j’ai la bouche pâteuse, le souffle coupé et des grosses gouttes de sueur qui s’écrasent sur mon clavier… Personne ne sait, personne ne comprend, personne ne saurait m’expliquer.

Bref. Je note l’adresse, je sors mes 4 bahts, la jeune femme au comptoir me dit c’est bon, “pas payer pas payer !”. Il pleut toujours autant, un taxi s’arrête. Le chauffeur ne parle pas Anglais, je montre mon petit bout de papier, il ne comprend pas, alors je dis “inthamara road”. Il ne comprend toujours pas, je prononce le nom dans toutes les intonations possibles, et au bout d’un long silence il me sort un “aaah” plein d’espoir. Devant le 44, je lui dis “stop”. Il me dépose, y en a pour 40 bahts et je lui dis en Anglais “attendez là, j’ai pas d’argent, je monte en récupérer dans ma chambre et vous l’apporte”. Il capte un beignet mais il a dû avoir pitié de moi car il m’a fait “pas payer, pas payer”.

J’arrive tout transpirant, en vrac, la tête à l’envers, à l’hôtel à midi et quart. La chambre, on devait la rendre avant 11 heures… je me fais incendier par la femme à l’accueil. Je monte à toute allure au deuxième étage. Frappe à la porte, à notre porte. Une Japonaise m’ouvre, merde ce n’est pas là, puis j’entends Ricou grommeler quelque chose. Apparemment, je l’ai réveillé. J’inspecte la pièce, on est en plein milieu d’une scène de Las Vegas Parano : des bouteilles de bière renversées, des magazines déchirés étalés par terre, les CD éparpillés aux quatre coins de la chambre, la salle de bain inondée, Ricou emmêlé dans tous les draps et des chips écrasées sur la terrasse. Il me dit qu’il ne comprend pas ce qu’il s’est passé. Je réponds pareil. Et j’ajoute “magne-toi, on a cinq minutes pour quitter les lieux”.