Dans la maison de Yukio-san
Je bois une bière chez la mamie — une Sapporo, tout en écoutant le dernier album d’Envy, absolument sublime. Ça me fait bizarre d’être seul dans la chambre. Que fait Hine actuellement ? Je n’en sais rien. Dans le but d’améliorer notre japonais, on prend des cours dans une école à Tokyo, et ce pour deux semaines. On a choisi d’aller chacun dans une famille différente, pour s’obliger à faire les efforts nécessaires pour communiquer et progresser. Hine est bien tombée : elle est dans une famille sympa, avec 3 enfants, dans un quartier résidentiel et néanmoins animé, à un arrêt seulement de Shibuya sur la ligne Den-en-toshi.
Je ne vais pas m’apitoyer sur mon sort ; je suis très bien moi aussi. Non seulement ce n’est pas si loin que ça de Shibuya – 5 arrêts, toujours le long de la ligne Den-en-toshi –, mais en plus, Yukio-san, la mamie, est très gentille.
Elle m’a fait une petite frayeur quand même, quand je l’ai vue pour la toute première fois. Je l’attendais sur un canapé à l’école Shibuya Gaigo Gakuin quand j’ai vu, à 16h55, une vieille dame toute chétive et toute essoufflée entrer dans l’école. C’était elle, Yukio-san. Au Japon, être à l’heure signifie presque « être en retard » : Yukio-san avait probablement dû accélérer le pas pour être en rendez-vous fixé avant 17 heures. Je ne la connaissais pas mais je savais que mon hôte était une mamie ; je savais que c’était elle. Alors je me suis levé d’une façon énergique, j’ai ramassé mon gros sac de voyage et fait un pas vers elle, comme pour signifier « c’est bon, je suis prêt, on peut y aller ! ». Yukio-san, suant à grosses gouttes, a fait un triple signe « non, non, non » de la main. « D’abord je m’assois », m’a-t-elle soufflé dans un français impeccable, entre deux quintes de toux.
Elle s’est effondrée sur le canapé. Manifestement inquiet lui aussi, le staff de l’école s’est affairé auprès d’elle. On lui a apporté un verre d’eau ainsi qu’un éventail. Tout en récupérant son souffle et ses forces, Yukio-san a engagé la conversation, toujours dans un français parfait – seul un léger accent trahissant ses origines asiatiques. « C’est la première fois que tu viens à Tokyo ?
– non, la 4e. J’adore cette ville, j’adore ce pays ».
Au fil de la conversation, j’ai compris qu’elle aimait la France peut-être encore plus que moi je n’aimais le Japon. Elle a vécu une dizaine d’années à Paris ! Enfin, si j’ai bien compris – parfois la conversation déviait vers la langue japonaise, selon mon souhait. Peu importait la direction de la conversation, je tenais à ce qu’elle dure le plus longtemps possible, car la fragilité de Yukio-san m’inquiétait passablement.
Et puis, la mamie s’est levée. « Allez, c’est l’heure, on y va ! ». L’heure de quoi ? Du dîner ? Difficile de savoir. Toujours est-il qu’elle s’est mise à galoper. La frêle Nippone s’est ainsi frayée un passage à travers la foule particulièrement dense d’une fin de journée à Shibuya. Je ne sais pas comment elle s’y prenait, mais elle zigzaguait entre les gens, les dépassait, les dévorait même, sans jamais les effleurer. L’expérience peut-être, la classe probablement. Ecrire que j’avais du mal à suivre avec mon énorme valise serait un euphémisme – j’étais complètement largué ! Et dire qu’auparavant, je craignais pour son état de santé !
Arrivés chez elle, elle m’a indiqué ma chambre pour les deux semaines à venir. C’est la pièce avec tous les livres. Oui mais… laquelle ? Tous les murs de son appartement sont bardés de bouquins. Celle avec le piano, précisa-t-elle. Yukio-san est une dame particulièrement cultivée ; avant même de passer ma première nuit chez elle, avant même d’avoir une première véritable conversation, je l’avais compris.
A table, on a du mal à se comprendre. Elle me parle des grands philosophes français, Sartre, Camus, Rousseau, tandis que j’oriente la conversation vers les grands mangakas japonais, Taniguchi, Tezuka, Toriyama… Bien plus qu’une différence civilisationnelle, je suppose que c’est un écart générationnel qui nous oppose.
Peu importe le sujet de conversation, le dîner est toujours un moment savoureux : Yukio-san me concocte, chaque soir, de délicieux repas. Et ce, même lorsqu’elle ne peut être à la maison pour le dîner, comme cette fois où, me semble-t-il, elle passa la soirée avec sa chorale. Un bento m’attendait alors dans le frigo ; les consignes étaient claires : « réchauffer au micro-ondes 1 minute 40 environ ». Un autre soir, Yukio-san cuisina un curry — plat traditionnel dans les familles japonaises. Le lendemain, elle prépara des hamburgers japonais, et le surlendemain, elle me servit des potirons et du porc au miso, accompagnés d’une soupe miso bien entendu et d’une salade assaisonnée à la française. Un régal, vraiment. Elle cuisine si bien.
Yukio-san insiste sur l’importance d’une alimentation saine et équilibrée. « Même quand on est jeune, il faut se préoccuper de la santé ! » me répète-t-elle sans cesse. C’est pourquoi elle s’inquiète également au sujet de la clim. « Elle doit être à la bonne température, sinon ce n’est pas bien pour ton corps ! ». Comme elle ne veut pas que je me réveille exprès pour l’allumer ou pour l’éteindre, elle a minutieusement étudié le mode d’emploi. Elle a programmé ma télécommande pour que ça s’arrête à 1 heure du matin, et que ça reprenne à 6 heures. Elle m’a expliqué un truc au sujet d’un degré de différence, mais je n’ai rien capté.
Hier soir, j’ai demandé à Yukio-san s’il y avait des quartiers dangereux à Tokyo. Des quartiers dangereux ? Eh bien non, pourquoi il y aurait des quartiers dangereux ? Puis, à force de réflexion, tout en mastiquant son maquereau grillé recouvert d’une épaisse couche de radis noir râpé, elle a fini par me dire : « en fait, aussitôt la nuit tombée, les femmes seules doivent être très prudentes lorsqu’elles marchent dans la rue. Une fois, une femme a été victime d’une agression, par un inconnu ».
Depuis qu’on est à Tokyo, Hine et moi, on marche énormément. Je vois ça avec l’appli sur l’iPhone : sur les 7 derniers jours, j’ai marché 12 km en moyenne par jour. C’est tellement agréable de se balader à Tokyo ! Il y a tant de quartiers reposants. A quelques centaines de mètres du cœur de Shibuya seulement, on peut se retrouver dans des petites ruelles où l’on n’entend pas un bruit, si ce n’est celui des cigales. Aujourd’hui en flânant, on a fini par longer un canal tout paisible, bordé d’arbres, de cafés et de petites boutiques. On a traversé plusieurs ponts, croisé de nombreux vélos. On se serait cru à Amsterdam, c’était magique.